Après deux siècles d’existence, la communauté des juristes perçoit encore dans le Code civil l’image de la seule et vraie « Constitution civile de la France », selon la formule attribuée au doyen Carbonnier. Or, force est de reconnaître que sa paternité et son sens prêtent aujourd’hui à la discussion. Face aux habitudes, la formule ne relèverait-elle pas davantage d’un imaginaire juridique ? C’est dans ce contexte de construction historique et de déconstruction juridique qu’il paraît nécessaire de clarifier le débat en partant sur les traces de cette « Constitution civile de la France ».
Ill. : Atelier de Anne-Louis Girodet, Portrait de Napoléon en souverain législateur, 1812-1814,
Château de Fontainebleau.
« Monument des monuments, [le Code civil des Français est] celui qui, sans doute, pèse le plus lourd au crédit personnel de Bonaparte et, plus largement, du Consulat » (Th. Lentz, Le Grand Consulat, 1799-1804 [1999], Fayard, coll. « Pluriel », 2014, p. 636). Mais, après deux siècles d’existence, l’image triomphante du bas-relief du Code civil par Pierre-Charles Simart – sis aux Invalides, où, sous les traits d’un génie à l’antique, l’Empereur pointe avec ferveur le Code Napoléon soutenu par un jeune homme incarnant l’avenir (En miroir un vieillard accompagne le droit romain et les Institutes de Justinien (incarnant des valeurs sûres mais datées) tandis que les parchemins des vieilles coutumes provinciales gisent au sol. Un modèle en plâtre est conservé au musée des Beaux-Arts de Troyes) – serait ternie. Le livre de référence, pour la communauté des juristes, survivrait aujourd’hui avec peine sur les décombres de son glorieux passé. Devenu un « mutant » (F. Terré et N. Molfessis, Introduction générale au droit, Dalloz, coll. « Précis », 2019, 11e éd., n° 151), puisque seul un cinquième des textes sont d’origine, l’idée d’une réforme d’ensemble du texte a été récemment émise (B. Beignier « Pour un nouveau Code civil », D. 2019. 1011), non sans soulever une opposition (Th. Revet, À propos de l’article de B. Beignier « Pour un nouveau Code civil », D. 2019. 1011 ; et la réplique : B. Beignier, Réponse à Th. Revet (« Pour un nouveau Code civil »), D. 2019, 1408. V. égal. R. Cabrillac, Un nouveau Code civil ? ; D. 2019. 2149 ; S. Piédelièvre, Du passé, ne faisons pas table rase, D. 2019. 1547). Une proposition qui a eu le mérite de mettre en lumière ce symbole juridique que d’aucun s’accorde à qualifier de véritable « Constitution civile de la France » (Celle-ci ne doit pas être confondue avec la « Constitution civile du Clergé » adoptée, par un décret du 12 juillet 1790, pour réorganiser le clergé séculier français au profit d’une nouvelle Église. Condamnée par le pape Pie VI, elle a été abrogée par le Concordat de 1801. Notons que le Code de 1804 a été le premier à séparer de l’Église le droit civil : « Nous sommes blasés aujourd’hui, mais l’omission de la religion dans le Code civil avait une portée révolutionnaire » (J. Carbonnier, Droit civil. Introduction, PUF, coll. « Thémis », 2002, 27e éd., n° 74, avec correction des abréviations)). C’est ainsi que durant les célébrations du Bicentenaire de nombreux auteurs ont pu graver dans l’esprit des juristes que « la formule, on le sait, est du doyen Carbonnier » (Y. Gaudemet, Le Code civil, « Constitution civile de la France », in Université Panthéon-Assas (Paris II) (dir.), Le Code civil, 1804-2004. Un passé, un présent, un avenir, Dalloz, 2004, p. 297 (ci-après : Un passé, un présent, un avenir)). Empreinte d’un lyrisme juridique certain – il n’y a d’ailleurs qu’un « C » de différence entre le « Code » et une « Ode » selon Honoré de Balzac (H. de Balzac, Modeste Mignon [1844], in La Comédie humaine, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1976, t. 1, p. 672. V. égal. M. Lichtlé, Balzac et le Code civil, L’Année balzacienne, 1999-1, p. 119) –, l’expression s’est faite « religion juridique » et la paternité de la formule au doyen Carbonnier s’est enracinée dans la culture juridique : elle a été invoquée, est invoquée, et sera sûrement encore invoquée. Néanmoins, force est de constater que son origine et son sens prêtent à la discussion. Aussi, toute remise en cause de cette habitude serait-elle vaine (Récemment C. Aubry de Maromont et F. Dargent (dir.), L’habitude en droit, Institut Universitaire Varenne, coll. « Colloques & Essais », 2019) ? Les juristes ne se seraient-ils pas laissés séduire par une image faussée ? Pour tenter de répondre à ces questions, il est nécessaire de formuler quelques rappels, sans avoir l’ambition de dresser une histoire du Code civil dont la littérature est abondante (V. not. R. Cabrillac, Postérité du Code civil en France, in Th. Lentz (dir.), Napoléon et le droit. Droit et justice sous le Consulat et l’Empire, CNRS, 2017, p. 241 ; le dossier Les Penseurs du Code civil, in Histoire de la Justice, 2009/1, n° 19 ; Collectif, Le Code civil français et le dialogue des cultures juridiques, Bruylant, 2007 ; B. Saintourens (dir.), Le Code civil, une leçon de légistique, Economica, coll. « Études Juridiques », 2006 ; B. Fauvarque-Cosson et S. Patris-Godechot, Le Code civil face à son destin, La Documentation française, coll. « Textes et documents », 2006 ; J.-Ph. Dunand et B. Winiger (éd.), Le Code civil français dans le droit européen, Bruylant, 2005 ; Th. Revet (dir.), Code civil et modèles. Des modèles du Code au Code comme modèle, LGDJ, 2005 ; le dossier Esprit du Code civil, in Droits 2005/1, n° 41 et 2004/2, n° 40 ; J.-F. Niort, Le Code civil dans la mêlée politique et sociale. Regards sur deux siècles de lectures d’un symbole national, RTD civ. 2005. 257 ; Collectif, Les Français et leur Code civil, Journaux Officiels, 2004, 2 t. ; Collectif, Le Code civil, 1804-2004. Livre du Bicentenaire, Dalloz-Litec, 2004 (ci-après : Livre du Bicentenaire) ; Université Panthéon-Assas (Paris II) (dir.), Le Code civil, 1804-2004..., op. cit. ; R. Badinter, « Le plus grand bien… », Fayard, 2004 ; F. Ewald (éd.), Naissance du Code civil. Travaux préparatoires du Code civil, Flammarion, 2004 ; le dossier Jus et le Code civil, in Droit et Cultures, 2004/2, n° 48 ; B. Markesinis, Deux cents ans dans la vie d’un code célèbre. Réflexions historiques et comparatives à propos des projets européens, RTD civ. 2004. 45 ; J.-L. Halpérin, L’historiographie du Code civil en France, in Collectif, Le Code Napoléon, un ancêtre vénéré ? Mélanges offerts à Jacques Vanderlinden, Bruylant, 2004, p. 47 ; X. Martin, Mythologie du Code Napoléon. Aux soubassements de la France moderne, Dominique Martin Morin, 2003 ; le dossier Le Code civil, in Pouvoirs, 2003, n° 107 ; X. Martin, Fondements politiques du Code Napoléon, RTD civ. 2003. 247 ; J.-L. Halpérin, L’impossible Code civil, PUF, coll. « Histoires », 1992 ; R. Savatier, Destin du Code civil français. 1804-1954, RIDC 1954, vol. 6, n° 4, p. 637 ; Collectif, Le Centenaire du Code civil, 1804-1904, 1904 ; Société d’Études Législatives (dir.), Le Code civil, 1804-1904. Livre du Centenaire, Rousseau, 1904, 2 t. (ci-après : Livre du Centenaire). V. égal. P. Dubouchet, La pensée juridique avant et après le Code civil, L’Hermès, 1998, 4e éd. ; E. Gaudemet, L’interprétation du Code civil en France depuis 1804, Sirey, 1935).
Dès le 16 août 1790, la Constituante a décidé que le droit civil serait unifié et la Constitution du 3 septembre 1791 a élevé au niveau de « disposition fondamentale garantie par la Constitution » la profession de foi énoncé en son titre premier : « Il sera fait un code des lois civiles communes à tout le Royaume » (Avec la loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800), la Consulat a marqué l’organisation administrative française pour des décennies et nombreuses sont les parcelles de cette « Constitution administrative » qui ont résisté au temps (V. not. J.-J. Bienvenu et al. (dir.), La Constitution administrative de la France, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2012 ; O. Gohin, L’héritage des constitutions du Consulat et des Empires dans les institutions de la Ve République, in Th. Lentz (dir.), Napoléon et le droit…, op. cit., p. 261). Puisque « tout est changé dans l’ordre politique » (J.-J.-R. Cambacérès, Projet de Code civil présenté au Conseil des Cinq-Cents, au nom de la Commission de la Classification des Lois, Garnery, 1797, p. 1), il fallait également mettre de l’ordre dans le droit – ou plutôt de l’ordre par le droit civil – puisque le droit est « au fondement de la validité d’un ordre de la ‘‘Cité’’ » (J. Commaille, L’esprit sociologique des lois, PUF, coll. « Droit, éthique, société », 1994, p. 35). Le Code est alors apparu « comme un code absolutiste, réalisant le rêve d’unification du droit privé français auquel avaient aspiré de nombreux juristes avant 1789 » (J.-L. Halpérin, Histoire des droits en Europe de 1750 à nos jours, Flammarion, coll. « Champs », 2004, p. 63). Pour autant, aucun projet n’a encore abouti lorsqu’en août 1800, le Premier Consul Bonaparte constitue une commission chargée de rédiger un projet de Code civil autour de quatre personnalités : le provençal Jean-Étienne-Marie Portalis (V. not. M. Long et J.-C. Monier, Portalis. L’esprit de justice [1997], Michalon, coll. « Le bien commun », 2017 ; J.-L. Sourioux, Le bon législateur selon Portalis, in Libres propos sur les sources du droit. Mélanges en l’honneur du Philippe Jestaz, Dalloz, coll. « Études, mélanges et travaux », 2006, p. 515 ; J.-L. Chartier, Portalis : père du Code civil, Fayard, 2004 ; Collectif, Le discours et le Code. Portalis, deux siècles après le Code Napoléon, Litec 2004 ; B. Oppetit, Portalis philosophe, D. 1995. 331 ; B. Beignier, Portalis et le droit naturel dans le Code civil, RHFD 1988, n° 6, p. 77. V. égal. le commentaire du texte par F. Chénedé, in W. Mastor et al. (dir.), Les grands discours de la culture juridique, Dalloz, 2017, p. 699), le parisien François-Denis Tronchet (V. not. Ph. Tessier, François-Denis Tronchet, Fayard, 2016), le breton Félix Julien Jean Bigot de Préameneu et le périgourdin Jacques de Maleville (Bien que l’arrêté consulaire du 24 thermidor an VIII (12 août 1800) soit sans équivoque : ce dernier était simplement le secrétaire des trois autres… En revanche, le véritable civiliste de la Révolution, Ph.-A. Merlin de Douai – à qui l’on doit la création de la bibliothèque de la Cour de cassation – fut délibérément tenu à l’écart. V. not. H. Leuwers, Un juriste en politique, Merlin de Douai (1754-1838), Artois Presses Université, coll. « Histoire », 1996) – sous la direction du Second Consul Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (V. ses Mémoires inédits (Perrin, 1999, 2 t.). V. égal. P.-F. Pinaud, Cambacérès, Perrin, coll. « Tempus », 2018 ; L. Faivre d’Arcier, Cambacérès. L’art de servir tous les régimes, Belin, 2015 ; L. Chatel de Brancion, Cambacérès : maître d’œuvre de Napoléon, Perrin, 2009). Ce projet est soumis aux tribunaux d’appel et de cassation, avant d’être discuté devant le Conseil d’État, et voté sous la forme de trente-six projets de lois entre 1803 et 1804 (Si Bonaparte participa à la moitié des séances que le Conseil d’État consacra à l’œuvre, il n’en fut ni l’inspirateur ni le rédacteur et, pourtant, son nom est indissociable du Code. Récemment X. Martin, L’implication de Bonaparte dans l’éclosion du Code civil, in Th. Lentz (dir.), Napoléon et le droit…, op. cit., p. 199). Le 30 ventôse an XII (21 mars 1804), le Code est définitivement promulgué par Bonaparte (En dépit d’une proclamation de l’Empire le 18 mai 1804, il est admis que le Code civil est une loi de la République, donc susceptible de faire l’objet de principes fondamentaux reconnus par les lois de la République) – jour même où il écrasa sans pitié l’opposition avec la mise à mort du duc d’Enghien dans les fossés du château de Vincennes.
Aussitôt débute une mythification du Code, comme œuvre du nouveau Napoléon-Justinien (« [Napoléon] faisait des codes comme Justinien » (V. Hugo, Les Misérables [1862], Gallimard, coll. « La Pléiade », 1951, p. 688)), qui n’a pas cessé de s’affirmer entre histoire, réalité et paradoxes. Par « la majesté du titre et la solennité de l’envoi, [il] étendait ainsi son rayonnement historique bien au-delà du seul droit civil : il dessinait l’espace de droit qui serait, pour tous, le droit contemporain » (J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République [1996], Flammarion, coll. « Champs », 2010, p. 8) et l’on peut même se demander, à la suite du garde des Sceaux Robert Badinter, « si le Code civil des Français de 1804 [ne serait pas] à la France, dans l’ordre civil, ce que la Constitution de 1787 est aux États-Unis dans l’ordre politique : un chef-d’œuvre de l’art juridique, Bonaparte réalisant le vœu de Carnot d’être le Washington français, mais dans l’ordre civil et non dans le domaine politique ? » (R. Badinter, op. cit., p. 75. V. égal. J. O. Murdock, Le Code civil français vu par un Américain, RIDC 1954, vol. 6, n° 4, p. 678. Plus largement, J.-P. Macheon et Ch.-Ph. de Vergennes (dir.), L’Europe des Lumières et la Constitution américaine, Mare et Martin, coll. « Droit public », 2018). Il y a donc encore beaucoup à dire sur la vie et la fortune critique de ce texte à l’« humanisme engagé » (Ph. Malaurie, Dictionnaire d’un droit humaniste, LGDJ, 2015, p. 39. Ainsi est-t-il malaisé de trouver des études sur les rapports du Code civil avec l’histoire coloniale, ses représentations artistiques, l’économie de son édition, l’attrait de ses ventes aux enchères, etc.). C’est pourquoi, la progressive assimilation du Code civil à une prétendue « Constitution civile » suscite plusieurs questions qu’il importe de démêler afin de clarifier un débat qui peut apparaître confus dans l’idée que s’en font les juristes. L’expression ne relèverait-elle pas davantage d’un « imaginaire juridique » (V. not. B. Edelman, Quand les juristes inventent le réel, Hermann, coll. « Le Bel aujourd’hui », 2007 ; M. Doat et G. Darcy (dir.), L’imaginaire en droit, Bruylant, coll. « Penser le droit », 2011) ? Comme le notait Jean Roux, « l’article 68 de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814, tout en mettant un terme à l’Empire napoléonien, garantit néanmoins le maintien du Code civil, preuve que, de la Constitution au code, la distance est plus faible qu’il n’y paraît et que l’approche constitutionnelle de ce monument du droit privé, du droit tout court, ne procède pas d’un effet de mode intellectuelle aussi irréfléchi que passé, mais peut se réclamer d’une tendance ancienne » (J. Bouineau et J. Roux, 200 ans de Code civil, Adpf-Ministère des Affaires étrangères, 2004, p. 126).
Il est certain que le discours juridique est partagé entre un langage (Ch. Atias, Épistémologie juridique, Dalloz, coll. « Précis », 2002, n° 139) et un métalangage du droit (M. Troper, Le droit et la nécessité, PUF, coll. « Léviathan », 2011, p. 255. V. égal. F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, PU Saint-Louis, coll. « Travaux et Recherches », 1987, p. 71), auquel il faudrait probablement ranger le terme de « Constitution civile ». C’est en ce sens que la réflexion épistémologique du « savoir des juristes » doit permettre d’évaluer les éclairages que chacun des différents points de vue est susceptible de projeter sur l’idée même d’une « Constitution civile de la France ». Il n’est pas anodin qu’un mythe ait toujours pour point de départ une évidence et l’on peut certainement affirmer qu’il y a quelque chose de sincère dans l’affirmation d’une « Constitution civile de la France ». Le juriste anglais Frederick Henry Lawson se demandait d’ailleurs, lors du cent-cinquantenaire du Code civil, « si le Code civil n’est pas devenu […] au moins dans ses parties techniques, une espèce de constitution à laquelle il n’est permis aux autres lois de déroger qu’aussi peu que possible » (F. H. Lawson, Réflexions d’un juriste anglais sur le cent-cinquantenaire du Code civil, RIDC 1954, vol. 6, n° 4, p. 676). Ce faisant, il convient donc de s’élancer à la recherche de la construction historique de la formule (I) pour tenter de mettre en relief la déconstruction de son sens juridique (II).
I – La construction historique de la formule
Pour comprendre comment la formule d’une « Constitution civile de la France » a pu s’ancrer avec popularité dans l’esprit de la communauté juridique (A), il est essentiel d’emprunter les couloirs du temps afin d’en déterminer sa paternité (B).
A – L’enracinement populaire
Les célébrations du Bicentenaire du Code civil, en 2004, ont conforté l’idée selon laquelle l’expression de « Constitution civile de la France » était née sous la plume du doyen Carbonnier. C’est ainsi que pour Robert Badinter « le doyen Carbonnier, incomparable analyse du Code civil, le qualifiait de ‘‘véritable constitution de la France’’ » (R. Badinter, op. cit., p. 13), conception notamment reprise par Pierre Catala (P. Catala, Au-delà du bicentenaire, RDC 2004, p. 1145), Jean Foyer (« Depuis 1804 son Code civil, sa constitution civile » (J. Foyer, Le Code civil de 1945 à nos jours, in Un passé, un présent, un avenir, p. 276)) et Philippe Malaurie (« Notre Code est une réalité vivante, le Code civil des Français, la Constitution civile de notre nation » (Ph. Malaurie, L’utopie et le bicentenaire du Code civil, in ibid., p. 2)). Depuis, la formule a fait florès (V. par ex. A. Batteur, Célébration du Bicentenaire du Code civil. Regards d’un civiliste résolument optimiste sur l’avenir du Code des Français, CDRF, 2005, n° 4, p. 176 ; P. Mazeaud, Le Code civil et la conscience collective française, Pouvoirs 2004/3, n° 110, p. 155 ; R. Cabrillac et J.-B. Seube, Pitié pour le Code civil !, D. 2003. 1058 ; B. Fauvarque-Cosson, Faut-il un Code civil européen ?, RTD civ. 2002. 463 ; F. Ost, Le temps du droit, Odile Jacob, 1999, p. 226) et nombreux sont les manuels d’introduction – historique ou générale – au droit qui la lui attribuent : « Il est selon l’expression de Jean Carbonnier, ‘‘la Constitution civile de la France’’ : les constitutions passent, le Code civil demeure » pour Philippe Malaurie et Patrick Morvan (Ph. Malaurie et P. Morvan, Introduction au droit, LGDJ, coll. « Droit civil », 2018, 7e éd. n° 125) ; « Le destin national : la ‘‘Constitution civile de la France’’. L’expression du doyen Carbonnier est juste » pour André Castaldo et Yves Mausen (A. Castaldo et Y. Mausen, Introduction historique au droit, Dalloz, coll. « Précis », 2019, 5e éd., n° 1811) ; et la formule se retrouve également dans l’introduction du doyen Cornu (G. Cornu, Introduction au droit, LGDJ, coll. « Précis Domat », 2007, 13e éd., p. 145) ou dans celle de François Terré et Nicolas Molfessis (F. Terré et N. Molfessis, op. cit., n° 147). Tout le monde s’accorde donc à conférer la formule à Carbonnier (J.-F. Niort, Carbonnier, in J.-L. Halpérin, K. Krynen et P. Arabeure (dir.), Dictionnaire historique des juristes français, XIIe-XXe siècle, PUF, coll. « Quadrige », 2015, p. 209) ainsi que l’illustrent les contributions d’Anne Lefebvre-Teillard (A. Lefebvre-Teillard, La pensée historique de Jean Carbonnier : la mémoire du droit, in Association Henri Capitant, Hommage à Jean Carbonnier, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2007, p. 44), de Michel Pédamon (« Dès la 1re année M. Carbonnier nous enseignait que la France avait pour véritable constitution ses institutions civiles et successorales » (M. Pédamon, Souvenirs d’étudiants à Poitiers, in ibid., p. 28)) ou de Philippe Malaurie dans l’Hommage à Jean Carbonnier (Ph. Malaurie, La pensée juridique de Jean Carbonnier, in ibid., p. 57). Cependant, sur quelle base s’inscrivent ces derniers pour affirmer une telle paternité ? La lecture de leurs écrits démontre qu’ils tirent la formule d’un article du doyen Carbonnier intitulé « Le Code civil » et publié dans la somme des Lieux de mémoires – réalisée entre 1984 et 1992 sous la direction de l’historien Pierre Nora (J. Carbonnier, Le Code civil, in P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire [1986], Gallimard, coll. « Quarto », 1997, t. 1, p. 1331. Reproduit in Livre du Bicentenaire, p. 17 ; R. Verdier (éd.), Jean Carbonnier, 1908-2003. Écrits, PUF, 2008, p. 679). Généralement méconnu des juristes et des historiens (Il n’est mentionné ni dans la « bibliographie » du Code civil édité par Dalloz ni dans celui des éditions LexisNexis), cet article constituerait pour Louis Assier-Andrieu la seconde source, après Droit et passion du droit sous la Ve République, dont devrait « s’abreuver une anthropologie progressive de la mémoire et du savoir du droit » (L. Assier-Andrieu, La forêt mythologique de Jean Carbonnier, in R. Verdier (dir.), Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre, PU Paris Ouest, 2011, p. 32).
Que nous dit Jean Carbonnier dans celui-ci ? « Symbole du temps arrêté, le Code civil a gagné ainsi, du consentement tacite de tous, une position sans pareille dans le système juridique de la France. Seul des cinq codes napoléoniens à avoir préservé l’architecture d’époque, il est, et de loin, le plus ancien de nos corpora juris. Ce qui semble lui conférer une aura d’éternité et marquer tout le reste, par contraste, droit privé ou droit public, du signe de l’éphémère. En moins de deux siècles, le pays a vu avec flegme déferler plus de dix constitutions politiques (sans compter les sénatus-consultes, actes additionnels et manifestes de gouvernements provisoires). Sa véritable constitution, c’est le Code civil – véritable non pas au sens formel, mais au sens matériel, pour emprunter aux publicistes une distinction usuelle » (J. Carbonnier, Le Code civil, art. cit., p. 1345). On le devine, l’expression de « Constitution civile de la France » s’avère quelque peu controuvée et il faut la comprendre comme l’idée sous-tendue par l’auteur. Il est vrai que le juriste connaît la sympathie de Carbonnier pour le Code civil (« L’André Malraux du Code civil, ce fut le garde des Sceaux, Jean Foyer, mais le Chagall fut le doyen Jean Carbonnier » (B. Beignier, J.-R. Binet et A.-L. Thomat-Raynaud, Introduction au droit, LGDJ, coll. « Cours », 2018, 6e éd., n° 75)) – comme l’atteste le contenu de sa bibliothèque privée (V. l’inventaire, établi grâce au concours de P.-Y. Gautier : vol 1 à l’adresse <memoiredudroit.fr/fichiers/w3-2019.pdf> ; vol. 2 à l’adresse <memoiredudroit.fr/upload/w7-2019-lg.pdf>) – tout autant que les nombreux écrits qu’il a pu lui consacrer (J. Carbonnier : Le Code civil des Français a-t-il changé la société européenne ? Programme pour une recherche sociologique sur l’influence du Code de 1804, D. 1975. 171 ; Le Code civil des Français dans la mémoire collective, Académie d’Athènes, 1986, t. 61, p. 177 ; La codification dans les états de droit : le cas français, Année canonique, 1996, p. 96. V. égal. sa Postface, in J.-F. Niort, Homo Civilis. Contribution à l’histoire du Code civil français, PUAM, coll. « Histoire des idées politiques », 2004, t. 2, p. 791) – bien que l’idée soit absente de sa contribution posthume au Livre du Bicentenaire (J. Carbonnier, Le Code civil des Français dans la mémoire collective, in Un passé, un présent, un avenir, p. 1045). C’est ainsi que « Le Code civil » constituerait l’apogée d’une pensée qui était déjà en germe dans ces travaux liés à la sociologie juridique du Code civil (J. Carbonnier : Sociologie juridique [1978], PUF, coll. « Quadrige », 2016, 3e éd, p. 78 ; Le Code Napoléon en tant que phénomène sociologique, RRJ 1981-3, p. 327). Une conception dont il s’était également fait l’écho au sein de son majestueux Droit civil – qu’il a réédité avec succès pendant un demi-siècle – en constatant : « Le vrai est que, par-delà les constitutions politiques éphémères, le Code civil resta la Constitution la plus authentique du pays » (J. Carbonnier, Droit civil. Introduction, op. cit., n° 78 (avec correction des abréviations)) ou encore que « par sa signification historique, il est la véritable constitution de la France, et au moins quelques-uns de ses grands textes auraient mérité d’entrer dans le bloc de constitutionnalité du Conseil, au titre de principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (Ibid., n° 112 (sans les notes)). La paternité qui lui est donc reconnue par la plupart des auteurs s’avère juste. Néanmoins les colonnes du temple ne sont pas intangibles et plusieurs constats s’imposent.
Tout d’abord, il faut noter que le doyen Carbonnier ne pourrait prétendre être l’inventeur car, sans remonter à des temps immémoriaux, la quatrième édition du Droit civil de Carbonnier (1962) ne fait aucune mention de l’expression (Aucune trace ne subsiste dans les développements consacrés au « Code civil » (n° 13 à 15) ou aux « Sources du droit civil » (n° 22 à 30)) alors que deux ans auparavant, René David pouvait écrire dans son Droit français que « les civilistes français sont fiers d’un Code civil, dont ils ont fêté le 150e anniversaire, et qui s’affirme par sa permanence, en opposition aux multiples constitutions qui se sont succédé en France dans la même époque. Le Code civil est à leur yeux, peut-on dire, la plus sûre et seule véritable Constitution de la France » (R. David, Le droit français, LGDJ, coll. « Les systèmes de droit contemporain », 1960, t. 1 , p. 96 (sans les notes)). Surtout, une seconde difficulté surgit sous la plume de Jean-Louis Halpérin qui attribue, au milieu du XIXe siècle, la formule de « Constitution civile de la France » (J.-L. Halpérin, Histoire du droit privé français depuis 1804, PUF, coll. « Quadrige », 2012, 2e éd., n°21) ou de « Constitution de la société civile française » à Charles Demolombe (« Demolombe ne cache pas son enthousiasme pour l’œuvre des codificateurs élevée au rang de ‘‘Constitution de la société civile française’’ » (J.-L. Halpérin, ibid., n° 35). V. égal. du même auteur : Codification napoléonienne et culture des juristes et non juristes dans la France du premier XIXe siècle, in Ch. Charle et L. Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, Seuil, 2016, t. 1, p. 131). Une vision que confirme Martial Mathieu car « en soulignant la stabilité de la constitution administrative de la France, Tocqueville reconnaît aussi le caractère fondateur de l’œuvre napoléonienne (comme pour le Code Napoléon, qualifié par Demolombe de ‘‘constitution civile des Français’’) » (M. Mathieu, Constitution administrative, in N. Kada et M. Mathieu (dir.), Dictionnaire d’administration publique, PUG, coll. « Droit et Action politique », 2014, p. 109). À leurs côtés, certains auteurs se content d’une simple hiérarchisation : Nader Hakim explique que « les professeurs sont dans l’obligation d’expliquer un Code qui devient une véritable constitution civile des Français, selon l’expression de Demolombe reprise et diffusée par le doyen Carbonnier » (N. Hakim, La contribution de l’Université à l’élaboration de la doctrine civiliste au XIXe siècle, in M. Hecquard-Théron (dir.), Les facultés de droit inspiratrices du droit, PUT, coll. « Travaux de l’IFR », 2005, p. 19. V. égal. N. Hakim, L’autorité de la doctrine civiliste française au XIXe siècle, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », t. 381, 2002, spéc. p. 55) tandis que pour le doyen Beignier « le Code mérita ainsi le juste qualificatif que lui décernera Demolombe : la ‘‘Constitution civile de la France’’ [au sens de Jean Carbonnier] » (B. Beignier, J.-R. Binet et A.-L. Thomat-Raynaud, op. cit., n° 70). Face à cette ambivalence des sources, dont le nœud gordien n’a jamais été tranché, un éclairage historique des textes juridiques s’avère indispensable pour démêler le vrai père fondateur.
B – La détermination de la paternité
Un détour par l’étude du Cours de Code civil de Demolombe (V. not. J. Musset : Demolombe, in J.-L. Halpérin, K. Krynen et P. Arabeure (dir.), op. cit., p. 324 ; J.-L. Thireau, Introduction historique au droit, Flammarion, coll. « Champs », 2009, 3e éd., p. 347 ; Un célèbre jurisconsulte caennais du XIXe siècle : Demolombe, RTD civ. 1995. 85) s’impose, puisque l’expression serait employée « au début de son commentaire du titre sur la puissance paternelle » (J.-L. Halpérin, Code Napoléon, in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 204) où il estimerait que l’organisation de la puissance paternelle serait la « Constitution de la société civile française », selon le constat de Jean-Louis Halpérin (J.-L. Halpérin, Le Code civil, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2003, 2e éd., p. 92. Notons que le maintien, dans les anciennes colonies de l’Afrique Noire non musulmane, du Code civil dans ses aspects « obligations » et non « famille » donnerait raison à Demolombe). En dépit de toute référence exacte, il est toutefois possible de constater que celui qui fut le chef de fil de la prétendue « École de l’Exégèse » (V. not. F. Audren et J.-L. Halpérin, La culture juridique française. Entre mythes et réalités, XIXe-XXe siècles, CNRS, 2013, p. 47 ; J.-L. Halpérin, Histoire du droit privé français depuis 1804, op. cit., n° 21 ; Ph. Rémy, Éloge de l’exégèse, RRJ 1982-2, p. 254) exprime dans son tome VI : « Nous avançons dans l’œuvre fondamentale qui forme l’objet du livre Ier de notre Code : l’organisation de l’ordre social, la constitution de la société civile française » (Ch. Demolombe, Cours de Code civil, Durand et Hachette, 1866, 3e éd., t. VI : Traité de l’adoption et de la tutelle officieuse ; de la puissance paternelle, n° 254). Une affirmation qui complète une semblable idée présente dans le tome I selon laquelle : « C’est le livre Ier du Code civil, qui a principalement pour objet de fonder et de régir toutes ces bases [sur l’état et la capacité des personnes], toutes ces conditions de notre organisation sociale. Aussi peut-on dire qu’il est véritablement la loi constitutive de la société civile française » (Ch. Demolombe, Cours de Code civil, Decq et Host, 1847, t. I : De la publication, des effets et de l’application des lois en général. De la jouissance et de la privation des droits civils. Des actes de l’état civil. Du domicile, n° 136), en ce sens que « toutes ces lois sur le mariage, sur la famille, sur l’état et la capacité des personnes, intéressent au plus haut degré la constitution même de la société » (Ibid., n° 17). Toutefois, le terme « constitution » semble être ici employé dans un sens qui n’est pas celui que lui prête le doyen Carbonnier.
Partant, le caractère fondamental d’une constitution – entendue comme le fait d’établir ou de créer une nouvelle société – par le Code civil a fait le bonheur des commentateurs depuis le milieu du XIXe siècle (Adolphe Thiers n’hésitait pas à dire que « personne ne peut nier que ce code ne soit celui du monde civilisé moderne » (Histoire du Consulat et de l’Empire, Lheureux et Cie, 1862, vol. XX, p. 726)), bien qu’aucun n’ait formellement exprimé le terme d’une « Constitution civile » tout en s’en rapprochant parfois avec défiance. Pour ne prendre que quelques exemples : Marcel Planiol expliquait que « le droit civil contient la plupart des matières de droit privé et c’est lui qui représente le droit commun chez une nation » (M. Planiol (avec G. Ripert), Traité élémentaire de droit civil, LGDJ, 1928, 11e éd., t. 1, n° 24) ; Ambroise Colin et Henri Capitant estimaient que le « Code consacre d’une façon très ferme les principes fondamentaux de la France moderne en matière de droit civil » (A. Colin et H. Capitant, Cours élémentaire de droit civil français, Dalloz, 1914, t. 1, p. 18) ; François-Auguste Mignet y voyait « la charte impérissable des droits civils, servant de règle à la France et de modèle au monde » (F.-A. Mignet, Notice historique sur la vie et les travaux de M. le comte Siméon, Rev. législ. jurispr., 1844, t. 4, p. 30) ; Firmin Laferrière jugeait que « le Code civil renferme un droit national, sans doute, mais où brille surtout le caractère d’un droit rationnel et vraiment social » (F. Laferrière, Histoire des principes, des institutions et des lois pendant la Révolution française, Cotillon, 1852, 2e éd., p. 491) ; Édouard Laferrière narrait, quant à lui, que « si les orages politiques et les fausses lueurs des doctrines antisociales pouvaient, un instant, égarer notre pays, le Code civil […] serait notre ancre de salut. Par son rapport intime et profond avec les mœurs nationales, par les principes éternels qu’il a consacré sur la famille, la propriété, les successions, il ramènerait la société française aux lois constitutives de la vie sociale » (É. Laferrière, Discours d’ouverture devant la Faculté de droit de Dijon, Rev. législ. jurispr., 1850, t. 2, p. 401). C’est probablement cette dernière assertion qui se rapprocherait le plus de celle de Demolombe – même si un magistrat a pu évoquer une « Constitution civile » (M. Villetard de la Laguérie, Napoléon dans le Code civil, Ducourtieux, 1864, p. 40). Pour autant, si l’on sait que le Cours de Demolombe, « ouvrage très clair et d’une lecture facile est une mine précieuse que les avocats peuvent exploiter sans efforts et on comprend qu’aucun auteur n’ait exercé pareille influence sur la pratique et la jurisprudence » (J. Charmont et A. Chausse, Les interprètes du Code civil, in Livre du Centenaire, t. 1, p. 159), le juriste contemporain ne pourrait qu’être étonné par le fait de sa relative absence lors des discours du Centenaire du Code civil – seul un conseiller de Paris énonça brièvement que le Code civil est le « plus durable instrument de constitution de l’unité française » (É.-J. Poiry in Collectif, Le Centenaire du Code civil 1804-1904, op. cit., p. 79) – bien que le Livre du Centenaire relève, sous la plume d’André Tissier, que « le Code civil devint ainsi presque un livre révélé, un texte sacré ; c’était la charte immuable, impérissable, des conquêtes de la Révolution ; il contenait les bases essentielles des sociétés nouvelles ; il était la loi définitive des démocraties » (A. Tissier, Le Code civil et les classes ouvrières, in Livre du Centenaire, t. 1, p. 74). Là encore, loin est la formule expresse d’une « Constitution civile » et c’est peut-être du coté d’une « Constitution politique » qu’il faudrait se tourner, à l’image de Ferdinand Larnaude qui fut le seul à avoir insisté sur l’idée (Cité par F. Larnaude (Le Code civil et la nécessité de sa révision, in ibid., t. 2, p. 923) – en s’appuyant sur les travaux de Charles Giraud pour qui « la véritable constitution politique de la France est dans le Code civil qui la régit » (Ch. Giraud, Précis de l’ancien droit coutumier français, Cotillon, 1875, 2e éd., p. V. La formule est absente de la première édition (1852). À sa suite, E. Thaller écrira que « le Code civil remplit une fonction politique » (Rapport présenté sur la question de la révision du Code civil, Bulletin de la Société d’études législatives, 1904, p. 478)).
Demolombe doit-il alors être considéré comme l’inventeur de l’expression ? Rien n’est moins sûr car trois ans avant la parution du premier tome de son Cours de Code civil, la publication par le petit-fils de Portalis des travaux relatifs au Code civil fut l’occasion de rappeler, dans un essai introductif, que « par un dernier arrêté du 25 frimaire de la même année [16 décembre 1799], la commission autorisa ceux de ses membres qui auraient quelque travail prêt ou non encore terminé, relatif au Code civil, à le livrer à l’impression, même après que la commission serait dissoute. On reconnaissait à la fin l’urgence de s’occuper des intérêts fondamentaux de la société, et la vanité des questions purement relatives à la forme politique du gouvernement, quand on néglige la constitution civile de la cité » (F. Portalis, Essai sur l’utilité de la codification, in F. Portalis, Discours, rapports et travaux inédits sur le Code civil, Joubert, 1844, p. XXXII). Portalis (petit-fils) avant Demolombe ? Certainement. Cependant, invoquer les travaux préparatoires amène à s’intéresser aux sommes de Pierre-Antoine Fenet (P.-A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, 1827-1828, 15 vol.) et à celle de Jean Guillaume Locré de Roissy (J. G. Locré de Roissy, La législation civile, commerciale et criminelle de la France ou commentaire complet des codes français, Treutel et Würtz, 1827-1832, 31 vol. V. égal. J.-L. Halpérin, Locré, in J.-L. Halpérin, K. Krynen et P. Arabeure (dir.), op. cit., p. 671) qui recèlent une importante matière de compréhension du Code civil – et dont l’absence de traductions anglaises expliquerait le manque d’intérêt porté par les Américains sur ce texte. Si le premier ne se fait pas l’écho d’une telle formule mais seulement de l’idée d’une loi constitutive de la société – ainsi, pour Antoine Claire Thibaudeau, le projet de Code est « la base fondamentale de la société et de la constitution des familles » (A. C. Thibaudeau, Présentation au Corps législatif, séance du 21 frimaire an X (17 décembre 1801), in P.-A. Fenet, op. cit., vol. 8, p. 80) – il en irait autrement de Locré. En effet, en s’intéressant aux premiers commentateurs du Code civil, Sylvain Bloquet a mis en évidence une autre paternité. Pour ce dernier : « Plus que jamais, [l’]interprétation téléologique visant à garantir les droits a pour but d’écrire la légende du Code civil, afin d’en faire, comme l’avait suggéré le bonapartiste Locré, la ‘‘Constitution civile de la France’’. Cette expression développée par l’ancien secrétaire général du Conseil d’État était loin d’être purement mythologique » (S. Bloquet, Quand la science du droit s’est convertie au positivisme, RTD civ. 2015. 59, spéc. note n° 218). Force est de reconnaître, à sa suite, que la formule se révèle d’une implacable authenticité puisque Locré l’emploie dans une note de bas de page de sa Législation civile : « Il est bien vrai que les dispositions du Code Civil, qui forment en quelque sorte la constitution civile de la France, doivent, plus que toutes les autres lois, être marquées au coin de la stabilité » (J. Locré, La législation civile…, op. cit., 1829, t. XVI, p. 511, note n° 1).
Une dernière interrogation subsiste : quelle pouvait être la pensée de Napoléon en la matière ? Il faut se souvenir que lors du coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), Napoléon chargea les deux commissions législatives de préparer un projet de Code civil. Cela reviendrait à considérer, selon Robert Badinter, que « dès sa prise de pouvoir, Bonaparte a considéré qu’une constitution politique de la France devait s’accompagner d’une constitution civile de la société française » (R. Badinter, op. cit., p. 67). Aussi, ce dernier aurait parfaitement compris « la valeur constitutionnelle du Code, ‘‘masses de granit’’ du nouveau régime » (Luigi Lacchè, « 21 mars 1804. L’entrée en vigueur du Code civil », in J.-N. Jeanneney et J. Guérout (dir.), L’histoire de France vue d’ailleurs, Points, coll. « Histoire », 2018, p. 214. V. égal. les nombreux ouvrages consacrés à Napoléon par J. Tulard. Souvenons-nous du mot de Napoléon : « Ma vraie gloire, ce n’est pas d’avoir gagné quarante batailles et d’avoir fait la loi aux rois qui osèrent défendre au peuple français de changer la forme de son gouvernement. Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires ; c’est comme le dernier acte qui fait oublier les premiers. Mais ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil » (Ch.-T. de Montholon, Récit de la captivité de l’Empereur Napoléon, Paulin, 1847, t. 1, p. 401)). Le recours à ces « masses » (« On a tout détruit, il s’agit de recréer […]. Croyez-vous que la République soit définitivement acquise ? Vous vous tromperiez fort. Nous sommes maîtres de la faire, mais nous ne l’avons pas, et nous ne l’aurons pas, si nous ne jetons pas sur le sol de France quelques masses de granit » (Napoléon cité in A. C. Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat de 1799 à 1804, Baudouin, 1827, p. 84)) n’est pas anodine puisqu’elles ne constitueraient que les grandes institutions bonapartistes destinées à bâtir la nouvelle France : les préfets (28 pluviôse an VIII), la Banque de France (16 nivôse an VIII), les lycées (11 floréal an X), l’Ordre national de la Légion d’honneur (29 floréal an X), le franc germinal (17 germinal an XI) et le Code civil (30 ventôse an XII) dont Gérard Grunberg estime qu’il a été pensé, « dès la Révolution comme la ‘‘Constitution civile de la France’’ ». Et de poursuivre en expliquant que « la partie consacrée à la famille matérialisa ce projet sous le Consulat. Dans cet esprit, l’espace public et la sphère familiale se trouvèrent volontairement confondues. Pour Bonaparte comme pour les autres auteurs du Code civil, la famille est une institution, comme l’État. Il s’agit d’opérer un parallèle entre les institutions politiques et les institutions sociales » (G. Grunberg, Napoléon Bonaparte. Le noir génie, CNRS, 2015, p. 146). En tant que « masse de granit », le Code civil serait un véritable bloc juridique assurant la stabilité institutionnelle du pays : « Les deux constitutions – celle de l’an VIII, qui engendrera le Consulat à vie, puis l’Empire, et le Code civil de l’an XII, qui deviendra la Constitution civile de la France – sont ainsi indissociables dans l’esprit de leur créateur. Mais la Constitution politique, ne visant qu’à assurer le pouvoir d’un militaire victorieux, disparaîtra avec sa défaite ; en revanche, la Constitution civile, le Code, parce qu’il assure à la société française l’ordre légal fondé sur des principes qu’elle reconnaît comme siens, va demeurer inchangé pendant près d’un siècle. Cette Constitution civile subsistera jusqu’à nos jours en se transformant profondément, comme la société elle-même » (R. Badinter, op. cit., p. 74. Ainsi, l’article 68 de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 prévoyait que : « Le Code civil et les lois actuellement existantes qui ne sont pas contraires à la présente Charte restent en vigueur jusqu’à ce qu’il y soit légalement dérogé ». Une formule que l’on retrouve à l’article 59 de la Charte constitutionnelle du 14 août 1830). En conséquence, il faut bien admettre que le doyen Carbonnier a seulement popularisé, en éclipsant David, une formule faussement prêtée à Demolombe et qui doit être, en réalité, attribuée à Locré.
II – La déconstruction juridique de la formule
Bien que l’assimilation du Code civil à une « Constitution civile » soit séduisante, quel sens et quel crédit est-il aujourd’hui possible d’accorder à cette formule ? Celle-ci demeurerait illusoire en raison de la subordination de la loi à une norme fondamentale supérieure (A), alors même que la « constitutionnalisation » du Code ne serait qu’une aporie juridique (B).
A – L’illusion d’une « Constitution civile »
La France est sans aucun doute le pays qui a connu le plus grand nombre de constitutions : quinze depuis 1789 (V. not. J. Godechot et H. Faupin (éd.), Les Constitutions de la France depuis 1789, Flammarion, coll. « GF », 2018). C’est pourquoi « les incessantes variations en droit public ont pu porter […] les juristes à trouver dans le Code une source de stabilité, en identifiant celui-ci à un texte d’une valeur constitutionnelle » (S. Bloquet, art. cit.). De quoi cette « Constitution civile » est-elle le nom juridique ? La réponse est malaisée dans la mesure où, d’une part, aucun dictionnaire, lexique ou vocabulaire juridiques ne comporte une entrée relative à la « Constitution civile » et, d’autre part, parce que le doyen Carbonnier reconnaissait lui-même que « nul ne prétend que, dans la hiérarchie actuelle des normes écrites, le Code civil ait formellement nature constitutionnelle » (J. Carbonnier, Le Code civil, art. cit., p. 1345). À suivre Yves Gaudemet, le titre préliminaire du Code civil n’est pas destiné exclusivement à la loi civile – il constitue « une sorte de cadrage matériellement constitutionnel de la loi […] ; la fonction de constitution civile est manifeste » (Y. Gaudemet, Le Code civil…, art. cit., p. 302) – ce qui lui fait dire que « le Code est une Constitution civile parce qu’il n’est pas – pas seulement et pas exhaustivement – un code de droit civil, mais bien un Code de la société civile, pour structurer celle-ci, la révéler à elle-même, l’organiser la consolider » (Ibid., p. 298).
En effet, le terme « établissement » revient fréquemment dans le Discours préliminaire de Portalis, ce qui suppose pour François Ewald que « le projet du Code civil est bien d’établir, il est d’instituer la société, de placer la société française dans son ordre » (F. Ewald, Rapport philosophique : une politique du droit, in Livre du Bicentenaire, p. 95), un peu à l’image de la « Constitution sociale » développée par le doyen Hauriou. Pour ce dernier, la France serait dotée de deux constitutions et « à bien des points de vue, la constitution sociale d’un pays est plus importante que sa constitution politique » (M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929, 2e éd., p. 611. E. Glasson notait, quant à lui, que le Code civil est avant tout « une œuvre de consolidation » susceptible de transformation sociale et que la question de la codification est « étrangère à la constitution politique du pays ; empires, monarchies, républiques de l’Europe (on pourrait ajouter et de l’Amérique) ont réussi à se donner des codes lorsqu’ils l’ont voulu fermement » (La codification en Europe au XIXe siècle. État actuel de la Question en France et à l’Étranger, Bureaux de la Revue politique et parlementaire, 1895, p. 73)). Aussi, en raison des principes d’ordre public et de justice individualistes ayant été les bases de la civilisation, « tous [les] codes du début du XIXe siècle, Code civil en tête, bénéficient de cette légitimité » (Ibid., 1923, 1re éd., p. 262. V. égal. Ch. Eisenmann, Deux théoriciens du droit : Duguit et Hauriou, Revue philosophique de la France et de l’Étranger, juill. 1930, t. 110, p. 264) que l’on pourrait qualifier de « supra-constitutionnelle ». Or, une « Constitution » est définie comme l’« ensemble des règles fondamentales qui régissent l’organisation et les rapports des pouvoirs publics et fixent les grands principes du droit public d’un État » (V° Constitution, in H. Capitant (dir.), Vocabulaire juridique, PUF, 1930, p. 151. Également entendue comme un « ensemble des règles suprêmes fondant l’autorité étatique, organisant ses institutions, lui donnant ses pouvoirs, et souvent aussi lui imposant les limitations, en particulier en garantissant des libertés aux sujets ou citoyens » (G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2007, 8e éd., p. 223). V. égal. O. Beaud, Constitution et droit constitutionnel, in D. Alland et S. Rials (dir.), op. cit., p. 257 ; K. M. Baker, Constitution, in F. Furet et M. Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1988, p. 537), alors qu’un « Code » constitue l’« appellation donnée à un ensemble de dispositions législatives réunies en un seul corps et destinées à régir les matières faisant l’objet d’une branche du droit » (V° Code, in H. Capitant (dir.), op. cit., p. 119. V. égal. J.-L. Halpérin, Code Napoléon, in D. Alland et S. Rial (dir.), op. cit., p. 200 ; J. Goy, Code civil, in F. Furet et M. Ozouf (dir.), op. cit., p. 508. Plus largement, J. Gaudemet, Les naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, LGDJ, coll. « Anthologie du Droit », 2016, 4e éd., p. 200 ; J. Gaudemet, Codes, Collections, Compilations. Les leçons de l’histoire. De Grégorius à Jean Chappuis, Droits 1996/24, p. 3). Cependant, la « codification-compilation » (qui rassemble et ordonne des lois existantes) n’est pas la « codification-rédaction (qui est une œuvre originale) » (En ce sens J.-L. Thireau, Introduction historique au droit, op. cit., p. 341. Sur la question de la codification, v. not. R. Cabrillac, Les codifications, PUF, coll. « Droit, éthique, société », 2002 ; B. Oppetit, Essai sur la codification, PUF, coll. « Droit, éthique société », 1998 ; B. Beignier (dir.), La codification, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 1996. Récemment É. Gilardeau, Cicéron, père de la codification du droit civil, L’Harmattan, coll. « Logiques Juridiques », 2017). En ce sens, le Code civil – que Portalis concevait comme « un corps de lois destinées à diriger et à fixer les relations de sociabilité, de famille et d’intérêt qu’ont entre eux les hommes qui appartiennent à la même cité » (J.-É.-M. Portalis, Discours de présentation du Code civil (prononcé le 3 frimaire an X), in F. Portalis, op. cit., p. 92) – ne serait pas un simple « code » en raison du mythe codificateur qui a créé la conviction selon laquelle le Code est un « système » doté d’un « esprit » (J.-L. Halpérin, Le regard de l’historien, in Livre du bicentenaire, p. 46).
Aussi, il ne faut pas perdre de vue que le Code civil a été voté sous la forme de trente-six projets de lois entre mars 1803 et mars 1804. Sa nature même est donc législative et non constitutionnelle. C’est pourquoi Portalis estimait que ceux qui « avancent, contre l’esprit et la lettre de la constitution, que toute matière sur laquelle le projet dispose est constitutionnelle, et conséquemment étrangère au pouvoir législatif […] je réponds avec la Constitution, qu’elle ne peut être réglée que par une loi » (J.-É.-M. Portalis, Discours relatif à la publication, aux effets et à l’application des lois en général (prononcé le 23 frimaire an X), in F. Portalis, op. cit., p. 116. Un texte jugé « incohérent, mal ordonné, déplacé à la tête d’un Code civil et indigne d’y figurer » (J.-B. Say cité in L. de Villefosse et J. Bouissounouse, L’Opposition à Napoléon, Flammarion, 1969, p. 191)). Le juriste sait bien que, jusqu’au milieu du XXe siècle, la passion des lois (V. not. J.-P. Camby, La loi, LGDJ, coll. « Systèmes », 2015 ; J.-Cl. Bécane, M. Couderc et J.-L. Hérin, La loi, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2010, 2e éd. ; B. Mathieu, La loi, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2010, 3e éd. ; F. Ost, Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, Odile Jacob, 2004 ; M. Bastit, Naissance de la loi moderne, PUF, coll. « Léviathan », 1990 ; le dossier La loi, in Arch. philo. droit, 1980, t. 25. Récemment D. Baranger, Penser la loi. Essai sur le législateur des temps modernes, Gallimard, coll. « L’esprit de la cité », 2018 ; L. de Sutter, Après la loi, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2018. V. égal. S. Bloquet, La loi et son interprétation à travers le Code civil (1804-1880), LGDJ, coll. « Bibliothèque d’histoire du droit et droit romain », t. 33, 2017, spéc. n° 996) – ou la passion de la loi – a conduit le droit français à se concentrer autour d’une norme par excellence : la loi qui, pour reprendre les termes de Jean-Jacques Rousseau, est « toujours droite » (« La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé » (J.-J. Rousseau, Du Contrat social, Rey, 1762, p. 78). V. not. G. Radica, Amour des lois et amour de soi chez Rousseau, Jus Politicum, mars 2014, n° 10 (en ligne)) puisqu’inspirée par la raison ; et ceci est également « vrai de la loi politique – la constitution – comme de la loi civile » (J. Bart, Histoire du droit privé de la chute de l’Empire romain au XIXe siècle, Montchrestien, coll. « Précis Domat », 1998, p. 438). D’ailleurs, l’article 6 de la Déclaration de 1789 ne fait rien d’autre en prévoyant que « la loi est l’expression de la volonté générale ». Cela n’en veut pas moins dire que la supériorité de la Constitution et des traités sur les lois était méconnue, mais seulement qu’aucun mécanisme juridictionnel n’en tirait les conséquences – ce qui explique peut-être que les manuels d’introduction au droit, pensés par des civilistes, présentent encore la loi avant la Constitution (Sur la question, v. spéc. E. Zoller, L’introduction au droit doit-elle être privatiste ou publiciste ?, in R. Cabrillac (dir.), Qu’est-ce qu’une introduction au droit ?, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2017, p. 47). Mais, ce temps est révolu : la loi « rousseauiste » est devenue faillible et « la loi, aussi bien sur le plan symbolique que technique, a été atteinte de tendances régressives » (B. Oppetit, Philosophie du droit, Dalloz, coll. « Précis », 1999, n° 76. Récemment M. Gren, Le changement de paradigme constitutionnel. Étude comparée du passage de la suprématie législative à la suprématie constitutionnelle en France, en Israël et au Royaume-Uni, Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », 2019). Dans cette mutation plane l’ombre d’Hans Kelsen qui, avec sa Théorie pure du droit (Dont la traduction est due à Charles Eisenmann : H. Kelsen, Théorie pure du droit, Dalloz, 1962, 2e éd.), a hiérarchisé les normes au sein d’une pyramide dont le système est aisé (« Et pourtant adoptée par la majorité des juristes contemporains d’une manière dogmatique, et sans envisager la moindre réflexion qui risquerait de remettre en cause tout l’ordre juridique » (S. Neuville, Philosophie du droit, LGDJ, coll. « Précis Domat », 2019, n° 419). V. égal. M. van de Kerchove et F. Ost, Le système juridique. Entre ordre et désordre, PUF, coll. « Les voies du droit », 1988 ; M. Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit, Seuil, coll. « La Couleur des idées », spéc. t. 2 : Le pluralisme ordonné, 2006)) : un arrêté doit être conforme à un décret, lui-même conforme à une loi et la loi régulière au regard de la Constitution. Dès lors, puisque dans un « État de droit » (Le Rechtsstaat allemand, dont la formule serait attribuée au juriste badois Robert von Mohl en 1833…) la loi est subordonnée à une norme fondamentale (Même si « Kelsen n’a pas voulu reconnaître que sa ‘‘norme fondamentale’’ était le ‘‘check-point’’ entre le droit et les autres valeurs fondatrices de la société » (B. Beignier, J.-R. Binet et A.-L. Thomat-Raynaud, op. cit., n° 32)), le Code civil doit en conséquence s’effacer devant la primauté de la Constitution (Portalis a pu affirmer que « le Code civil est sous la tutelle des lois politiques ; il doit leur être assorti » (Discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX, in F. Portalis, op. cit., p.16). V. égal. M. Troper et L. Jaume (dir.), 1789 et l’invention de la Constitution, LGDJ-Bruylant, 1994) car « mis à part le cas où le législateur se serait prononcé de façon expresse en sens contraire, les codes ne jouissent, par rapport aux lois qui n’y sont pas incorporées, d’aucune espèce de prééminence » (R. David, C. Jauffret-Spinosi et M. Goré, Les grands systèmes de droit contemporains, Dalloz, coll. « Précis », 2016, 12e éd., n° 101). Autrement dit, la supériorité de la Constitution sur la loi – et donc le Code civil – est patente, ce que tend à illustrer l’article 34 de la Constitution qui ne touche le Code civil que d’un point de vue formel – mais non matériel – en distinguant les lois qui fixent les règles et celles qui déterminent les principes fondamentaux (V. not. S. Goltzberg, Les sources du droit, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2018, 2e éd., p. 41). Or, les sources du Code civil sont restées législatives – comme l’attestent les réformes intervenues depuis 1958 en matière de propriété, de droits réels et d’obligations – sans doute parce que « nos gouvernements [ont] senti que la majesté du livre résistait à ce qu’’il fût traité en décret et remanié par décret » (J. Carbonnier, Le Code civil, art. cit., p. 1345. Plus largement, P. Deumier, Le Code civil, la loi et l’ordonnance, RTD civ. 2014. 597). Ainsi, la notion d’une « Constitution civile » est bien illusoire : le Code civil reste subordonné à la Constitution.
B – L’aporétique « constitutionnalisation » du Code civil
En revanche, le Code civil peut-il être soluble dans la Constitution ? Il faut se souvenir que la Constitution du 4 octobre 1958 (Récemment Ph. Blachèr et J. Garrigues (dir.), La Constitution de 1958 à nos jours, La Documentation française, 2019 ; D. Chanollaud de Sabouret et B. Montay (dir.), Les 60 ans de la Constitution, 1958-2018, Dalloz, 2018), a fortement influencé l’ordre juridique par l’introduction d’un contrôle de constitutionnalité des lois, à laquelle la France a longtemps été rétive – cela pour trois raisons : philosophique, la loi ne peut être injuste ; politique, le pouvoir d’un « jurie constitutionnaire » serait redoutable pour le législateur ; historique, sous la IIIe République, « le terreau institutionnel n’était pas favorable à la naissance d’un contrôle de constitution des lois, alors pourtant qu’en Europe se développait un courant de pensée en ce sens » (R. Denoix de Saint-Marc, Histoire de la loi, Privat, 2008, p. 143). Cette influence a été confortée par la création du Conseil constitutionnel qui n’a cessé d’accroître ses prérogatives et de faire œuvre créatrice (Sur l’institution, v. not. H. Roussillon et P. Esplugas, Le Conseil constitutionnel, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2015, 8e éd. ; M. Verpeaux, Le Conseil constitutionnel, La Documentation française, 2014, 2e éd. ; P. Avril et J. Gicquel, Le Conseil constitutionnel, LGDJ, coll. « Clefs », 2011, 6e éd. Plus largement l’ouvrage créé par L. Favoreu et L. Philip : Les grandes décisions du Conseil constitutionnel (Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2018, 19e éd.). Sans omettre le Comité constitutionnel de la Constitution de 1946, récemment E. Cartier et M. Verpeaux, La Constitution du 27 octobre 1946. Nouveaux regards sur les mythes d’une Constitution « mal-aimée », Mare et Martin, coll. « Droit public », 2018) puisque, depuis 1971, il apprécie la conformité des lois au regard du « bloc de constitutionnalité » (Récemment D. Baranger, Comprendre le « bloc de constitutionnalité », Jus Politicum, juill. 2018, n° 20-21, p. 103) et non plus de la seule Constitution (Cons. const., 16 juill. 1971, n° 71-44 DC. V. égal. O. Cayla, Le coup d’État de droit ?, Le Débat, 1998/3, n° 100, p. 108. Sur la question de la suggestion narrative de la Constitution, v. not. O. Pfesmann, Le droit est-il narratif, la narrativité est-elle juridique ?, RDL 2019, n° 3, spéc. p. 174). Cette mutation a progressivement conduit à ce que le doyen Favoreu a qualifié de « constitutionnalisation du droit » (L. Favoreu, La constitutionnalisation du droit, in L’unité du droit. Mélanges en hommage à Roland Drago, Économica, 1996, p. 25. « La constitutionnalisation en esprit de tout le système juridique » pour le doyen Carbonnier (Droit et passion…, op. cit., p. 26). V. égal. M. Verpeaux (dir.), Code civil et Constitution(s), Economica, coll. « Droit public positif », 2005), que l’on peut entendre comme le processus concourant à assurer l’unité de l’ordre juridique par un socle commun à l’ensemble des branches du droit (V. not. F. Luchaire, Les fondements constitutionnels du droit civil, RTD civ. 1982. 246. V. égal. A. Martinon et F. Petit (dir.), Le juge judiciaire et la Constitution, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2012 ; N. Molfessis, Sur trois facettes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, NCCC, 2011/2, n° 31, p. 5 ; G. Drago (dir.), L’application de la Constitution par les cours suprêmes. Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Cour de cassation, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2007 ; J. Foyer, Le droit civil dominé, in Le droit privé français à la fin du XXe siècle. Études offertes à Pierre Catala, Litec, 2001, p. 13 ; G. Drago, B. François et N. Molfessis (dir.), La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica, coll. « Études juridiques », 1999 ; S. Mouton, La constitutionnalisation du droit : rationalisation du pouvoir et production normative, Toulouse : thèse, 1998 ; Collectif, La Cour de cassation et la Constitution de la République, PUAM-La Documentation française, 1995 ; B. Mathieu, Droit constitutionnel et droit civil : « de vieilles outres pour un vin nouveau », RTD civ. 1994. 59 ; M. Frangi, Constitution et droit privé : les droits individuels et les droits économiques, Economica-PUAM, 1992. Sur les rapports avec la codification, v. spéc. C. Cerda-Guzman, Codification et constitutionnalisation, Institut Universitaire Varenne, coll. « Thèses », 2011) ou encore comme l’« action consistant à donner à une règle la nature constitutionnelle » (V° Constitutionnaliser, in G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, op. cit., p. 224). Or, comme le soulignait le doyen Vedel, ce n’est pas dans la Constitution que les notions fondamentales puisent leur existence, « c’est la Constitution qui s’enracine dans des notions fondamentales préexistantes » (G. Vedel, Avant-propos, in M. Verpeaux et B. Mathieu (dir.), La constitutionnalisation des branches du droit, Economica, coll. « Droit public positif », 1999, p. 15). Partant, certains auteurs ont ainsi pu dénier au droit constitutionnel toute possibilité d’enrichir le droit civil (Ch. Atias, La civilisation du droit constitutionnel, RFDC, 1991, n° 7, p. 435) ; celui-ci « précède le constitutionnel et l’oriente » (N. Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit privé, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », t. 287, 1997). ’opposition entre constitutionnalistes et « codicolâtres » (R. Cabrillac, Le Code civil est-il la constitution de la France ?, Revue Juridique Thémis, 2005, n° 39, p. 249) n’en est donc que plus forte, même si « dès l’instant qu’on ne les contredise pas quand ils disent et répètent après Carbonnier que c’est le Code civil qui constitue la ‘‘véritable constitution’’ de la France (au sens matériel), les civilistes se montrent nettement moins virulents dans leurs critiques » (Ch. Jamin, Les civilistes face à l’expansion du droit constitutionnel, in Ch. Jamin et F. Melleray, Droit civil et droit administratif, Dialogue(s) sur un modèle doctrinal, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2018, p. 192). Aussi, la prétendue « constitutionnalisation » du Code civil est un point d’achoppement dont découle une vision aporétique de l’expression de « Constitution civile de la France » et le double mouvement d’attraction-répulsion entre le Code civil et la Constitution permet seulement de remarquer que le premier ne peut intégrer le second.
Le premier mouvement qui va du Code civil vers la Constitution peut être assimilé au sens initial de « constitutionnalisation » : à savoir le fait de conférer une valeur constitutionnelle à une règle de droit. Or, l’apparente constitutionnalisation du Code civil demeure une chimère juridique puisque, contrairement à l’idée que l’on peut s’en faire, aucun article du Code civil n’a été constitutionnalisé. Il est vrai que le juge constitutionnel vise avant tout un principe et non un texte : le droit de propriété et non l’article 544 du Code civil (En ce sens Cons. const., 16 janv. 1982, n° 81-132 DC. V. égal. J.-F. de Montgolfier, Le Conseil constitutionnel et la propriété privée des personnes privées, NCCC, 2011/2, n° 31, p. 35 ; A.-F. Zattara, La dimension constitutionnelle et européenne du droit de propriété, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », t. 351, 2001), le principe de responsabilité pour faute plus que l’article 1240 (ancien article 1382) du Code civil (En ce sens Cons. const., 22 oct. 1982, n° 82-144 DC. V. égal. F. Chénedé, Quelle « constitutionnalisation » pour le droit civil des contrats ?, Jus Politicum, juill. 2018, n° 20-21, p. 55 ; P.-Y. Gahdoun, Le Conseil constitutionnel et le contrat, NCCC, 2011/2, n° 31, p. 51 ; B. Girard, La responsabilité civile dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Jus Politicum, juill. 2018, n° 20-21, p. 63 ; P. Deumier et O. Gout, La constitutionnalisation de la responsabilité civile, NCCC, 2011/2, n° 31, p. 21 ; G. Canivet, Les fondements constitutionnels du droit de la responsabilité civile. Essai de pragmatique jurisprudentielle, in Études offertes à Geneviève Viney, LGDJ, 2008, p. 213), le droit au respect de la vie privée plus que l’article 9 du Code civil (En ce sens Cons. const., 12 janv. 1977, n° 76-75 DC. V. égal. B. Beignier et J. Antippas, La protection de la vie privée, in R. Cabrillac (dir.), Libertés et droits fondamentaux. Maîtrise des connaissances et de la culture juridique, Dalloz, coll. « Objectif avocat ! », 2019, 25e éd., p. 231 ; V. Mazeaud, La constitutionnalisation du droit au respect de la vie privée, NCCC, 2015/3, n° 48, p. 5). Surtout, ces articles n’ont pas acquis une prétendue valeur constitutionnelle : ce n’est pas l’article 9 du Code civil qui a valeur constitutionnelle mais la seule liberté visée à l’article 2 de la Déclaration de 1789. Ce refus de constitutionnalisation a pu conduire certains auteurs à la critique : le Conseil constitutionnel « ne peut négliger le droit civil, car [s’il] se refuse à protéger la famille, le contrat ou la propriété tels que le droit civil les entend, il ne peut se soustraire à l’embarrassante question de savoir d’où viennent les notions qu’il désigne sous ces termes » (Ch. Atias, La civilisation du droit constitutionnel, art. cit., p. 435). Cependant, il y aurait là méprise : le droit constitutionnel connaît des mêmes mots mais ceux-ci ne recouvrent pas forcément les mêmes notions qu’en droit civil. Cela revient à dire que la reconnaissance d’une valeur constitutionnelle à un principe applicable au droit civil permet seulement « de vérifier si la notion à laquelle aboutit le civiliste, par les chemins qu’il voudra bien prendre est bien conforme au droit constitutionnel dans son ordre propre » (J.-Y. Chérot, Les rapports du droit civil et du droit constitutionnel. Réponse à Ch. Atias, RFDC, 1991, n° 7, p. 439). En conséquence, la jurisprudence constitutionnelle n’a aucunement modifié la valeur législative des articles du Code civil, ceux-ci pouvant seulement être écartés s’ils portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux qui ont valeur constitutionnelle. En ce sens, il faut se souvenir que les requérants, qui avaient contesté la réforme du droit des contrats par voie d’ordonnance, avaient invoqué le doyen Carbonnier et sa formule de « Constitution civile de la France » pour s’y opposer. À cette occasion, les juges de la rue Montpensier ont pu rappeler que « l’article 34 de la Constitution place les principes fondamentaux des obligations civiles dans le domaine de la loi » (Cons. const., 12 févr. 2015, n° 2015-710 DC), ceux-ci n’ayant donc pas une place à part dans la hiérarchie des normes. Qui irait imaginer qu’une procédure de révision constitutionnelle soit nécessaire pour changer, modifier ou réformer l’un ou l’autre des articles du Code civil ? La récente réforme du droit des obligations démontre, s’il en était encore besoin, que le Code civil n’est pas constitutionnalisé (En ce sens L. n° 2018-287 du 20 avril 2018 ratifiant l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, JO du 21. V. égal. G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, Dalloz, 2018, 2e éd., n° 54). Toutefois, l’interrogation a pu trouver un autre rebondissement afin de savoir si les principes constitutifs du mariage ne pouvaient pas indirectement se trouver consacrés par le biais des principes tirés du bloc de constitutionnalité, tant il est vrai que « la gloire cachée de la Révolution c’est d’avoir voulu donner valeur constitutionnelle à la définition du mariage » (J. Carbonnier, Sur un air de famille, in I. Théry et Ch. Biet (dir.), La famille, la loi, l’État de la Révolution au Code civil, Centre Georges Pompidou-Imprimerie nationale, 1989, p. XVII). Mais, jusqu’à présent, le Conseil constitutionnel s’est borné à dire que le mariage – hétérosexuel ou homosexuel – « n’intéresse ni les droits et libertés fondamentaux, ni la souveraineté nationale, ni l’organisation des pouvoirs publics, [et] ne peut constituer un principe fondamental reconnu par les lois de la République » (Cons. const., 17 mai 2013, n° 2013-669 DC. V. égal., P. Murat, La Constitution et le mariage : regard d’un privatiste, NCCC, avr. 2013/2, n° 39, p. 19. Et que dire du divorce, pour lequel les juges constitutionnels n’ont jamais été saisis et ne le seront sans doute jamais, v. not. Ph. Jestaz, Les sources d’inspiration de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, in G. Drago, B. Français et N. Molfessis (dir.), op. cit., p. 3). En revanche, lui serait-il possible de dire que le mariage relève dans son absolu du seul échange des époux qui pourrait, quant à lui, être constitutionnel et constituer une « source du droit constitutionnel » (Sur la notion, v. spéc. A. Roblot-Troizier, Le onseil constitutionnel et les sources du droit constitutionnel, Jus Politicum, juill. 2018, n° 20-21, p. 129) ?
En miroir, le second mouvement revient à considérer l’application de la Constitution au Code civil, autrement dit, « un phénomène affectant le droit objectif, par lequel se manifeste l’influence de la Constitution ou du Conseil constitutionnel sur une ou plusieurs branches du droit. C’est dire par là que le contrôle de constitutionnalité de la loi à la Constitution oriente le droit positif et conduit à faire du respect des droits constitutionnels le fondement des diverses règles de droit » (F. Terré et N. Molfessis, op. cit., n° 287). Las, il ne s’agit que d’un autre mirage. La Cour de cassation se réfère rarement à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, car « s’il est incontestable que ses arrêts sont souvent en symbiose avec elle, elle tend à négliger les arguments constitutionnels, que ce soit par habitude, ou parce que l’interprétation de la loi ou, mieux, de la Convention européenne des droits de l’homme rend superflu ce recours à la norme suprême » (Ph. Malaurie et P. Morvan, op. cit., n° 338). En effet, le contrôle de conventionalité prévu par l’article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 ne se distinguerait guère d’un contrôle de constitutionnalité – l’autorité croissante de la Convention européenne des droits de l’homme ayant d’ailleurs pu susciter la méfiance des civilistes pour ce « droit venu d’ailleurs » (J. Carbonnier, Droit et passion …, op. cit., p. 56 et 121. Plus largement Ch. Jamin, Juger et motiver. Introduction comparative à la question du contrôle de proportionnalité en matière de droits fondamentaux, RTD civ. 2015. 263 ; A. Debet, L’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur le droit civil, Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque de Thèse », 2002). Aussi est-il possible de soutenir, à l’instar d’Élisabeth Zoller, que la véritable « Constitution » que le juge applique est celle de la Convention de 1950 et non la Constitution de 1958 (E. Zoller, Le Code civil et la Constitution, in Un passé, un présent, un avenir, p. 994). Cela pourrait se comprendre par le fait que, « le juge judiciaire […] ne s’est pas […] reconnu le pouvoir de conférer à une norme une valeur constitutionnelle » (G. Canivet, La Cour de cassation et la Convention européenne des droits de l’homme, in C. Teitgen-Colly (dir.), Cinquantième anniversaire de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, coll. « Droit et Justice », 2002, p. 259. V. égal. M. de Béchillon, La notion de principe général en droit privé, PUAM, coll. « Laboratoire de Théorie Juridique », 1998), à la différence du juge administratif qui peut dégager les principes généraux du droit (Le Conseil d’État a su admettre les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (CE, 24 avr. 1942, Bloch Favier) et, avec cette tradition républicaine, consacrer ultérieurement des « principes généraux du droit applicables même en l’absence de texte » (CE, 26 oct. 1945, Sieur Aramu : Lebon 213 ; S. 1946. 3. 1, concl. R. Odent ; D. 1946. 158, note G. Morange). V. not. B. Genevois et M. Guyomar, Principes généraux du droit : panorama d’ensemble, Rép. cont. adm., 2017 ; B. Genevois, Le Conseil d’État et l’interprétation de la loi, RFDA 2002. 877 ; F. Moderne, Légitimité des principes généraux et théorie du droit, RFDA 1999. 722 ; E. Loquin, Les principes républicains dans le Code civil, in B. Mathieu et M. Verpeaux (dir.), La République en droit français, Economica, coll. « Droit public positif », 1996, p. 241. Au demeurant, les institutions du Code civil n’ont jamais fourni au Conseil d’État les lignes de force de sa jurisprudence, v. not. J.-F. Brisson, Règles ou principes ? Le Code civil à l’épreuve du droit public : transversalité et transcendance, in B. Saintourens (dir.), op. cit., p. 85 ; Collectif, Le Conseil d’État et le Code civil, Journaux Officiels, 2004 ; J. Chevalier, L’obligation de droit public, Arch. philo. droit, 2000, t. 44, p. 179), bien que l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité permettrait au juge de s’ériger en juge constitutionnel depuis 2008 (B. Mathieu et A.-L. Cassard-Valembois (actu V. Tchen), Droit constitutionnel civil et des affaires, J.-Cl. Adm., fasc. 1449, n° 9. Récemment D. Rousseau et P. Pasquino (dir.), La question prioritaire de constitutionnalité. Une mutation réelle de la démocratie constitutionnelle française ?, Mare et Martin, coll. « Néo ou rétro constitutionnalismes », 2019). Dans un sens ou dans l’autre, un constat s’impose : derrière l’apparente banalité d’une « Constitution civile de la France », l’expression renferme en elle une conceptualisation qui ne peut se conformer à la réalité matérielle du Droit.
Surtout, le doyen Carbonnier n’a semble-t-il pas voulu accorder un tel crédit au Code civil. In fine, celui-ci délivrait sa vérité : « Sociologiquement, si l’on préfère, [le Code civil] a bien le sens d’une constitution, car en lui sont récapitulées les idées autour desquelles la société française s’est constituée au sortir de la Révolution et continue de se constituer de nos jours encore, développant ces idées, les transformant peut-être, sans avoir jamais dit les renier […]. À défaut d’avoir été constitutionnalisé, le Code civil a été légalisé de facto comme un ensemble. Tant est grande sa force symbolique de contenant qu’il sublime tout ce qu’il renferme – inoubliable coffret, citadelle, autel des lois, arca, arx, ara legum » (J. Carbonnier, Le Code civil, art. cit., p. 1345). C’est à cette seule condition que l’on peut comprendre la portée de l’expression. Or, c’est peut-être parce que les citateurs l’ont reprise sans en préciser son sens sociologique, mémoriel et collectif (V. not. B. Beignier, Le Code civil et la conscience collective française, in B. Saintourens (dir.), op. cit., p. 207), que le mythe juridique d’une « Constitution civile de la France » a pu se consolider. À dire vrai, la formule ne serait peut-être que le « sentiment nécessaire du droit pour maintenir les caractères de notre civilisation » (G. Ripert, Les forces créatrices du droit, LGDJ, 1955, n° 141).
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En conclusion, les mots de Locré prêtés à Demolombe, mis en forme par David et finalement popularisés par Carbonnier ont – à force d’emplois elliptiques, déformés et tronqués – conduit le juriste a faire sienne une formule sans en connaître fondamentalement son authenticité et son sens (Sur l’activité de description du droit, v. spéc. V. Forray et S. Pimont, Décrire le droit… et le transformer, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2017). Si le Code civil n’est pas, au sens juridique, une « Constitution civile de la France », celui-ci l’est au sens sociologique. Il fédère la Nation tout autant qu’il s’identifie à elle (C’est pourquoi une loi du 1er août 1924 a réintroduit le Code civil en Alsace-Moselle – évinçant le Bürgerliches Gesetzbuch allemand – afin de souligner l’unité législative, récemment A. Tani, L’avenir du droit local alsacien-mosellan : renaître ou disparaître, JCP G 2019, 878 ; J.-M. Woehrling, Le retour à la France des départements d’Alsace-Lorraine. L’invention du droit local alsacien-mosellan, in Conférences « Vincent Wright », La Documentation française, 2019, vol. 3, p. 244. Une vision qui contraste, aujourd’hui, avec le maigre Livre V du Code civil consacré au département de Mayotte. Remarquons également qu’outre-Atlantique, c’est la peur de l’indépendance qui a conduit les québécois – dont le droit civil français a été restauré, après sa conquête britannique, par l’Acte de Québec en 1774 – à mettre leur identité dans un Code civil pour les distinguer des « maudits Anglais »). Il a acquis une dimension symbolique qui le dépasse et il est en quelque sorte « entré dans le Panthéon républicain » (A. Castaldo et Y. Mausen, op. cit., n° 1814), bien qu’il ne soit pas expressément reconnu au titre des symboles de la République (Constitution, art. 2. V. not. F. de la Morena (dir.), Les symboles de la République. Actualité de l’article 2 de la Constitution de 1958, PUT, 2014). Ce n’est pas pour rien que le doyen Carbonnier lui vouait une telle admiration : il représentait un idéal de loi que ce dernier défendait (Spéc. J. Carbonnier, La passion des lois au Siècles des Lumières, in Essais sur les lois [1979], LGDJ, coll. « Anthologie du Droit », 2013, p. 123). Ainsi que le note Louis Assier-Andrieu, « le Code est-il un mythe : une référence immémoriale, le réceptacle souple de solutions offertes à la résolution des conflits, la certitude mémorielle de l’unité d’un ordre commun face à l’ignorance dont se nourrissent les régimes rétifs au sentiment populaire » (L. Assier-Andrieu, art. cit., p. 40). Dès lors, pourquoi un tel engouement pour cette formule ? Il faut garder en tête qu’à l’origine de l’entreprise des Lieux de mémoire se trouve l’idée selon laquelle les historiens – et les juristes – sont des producteurs de mythes et sont susceptibles de produire une « mythologie collective » (Soit une « géographie mentale » (P. Nora in Les Lieux de mémoires, op. cit., t. 1, p. 15)) parce que le droit reste « un discours narratif, dont la dimension créatrice permet d’instituer la société. Il est récit qui se rapproche du mythe, voire de la fable » (P. Larrieu, Mythes grecs et droit. Retour sur la fonction anthropologique du droit, PU Laval, coll. « Diké », 2017, p. 209). Ceux-ci sont des aides indirectes à la connaissance juridique (Récemment, en droit public, M. Touzeil-Divina, Dix mythes du droit public, LGDJ, coll. « Forum », 2019) et montrent un aspect de la réalité à qui sait les reconnaître car, « reconnus comme tels, les mythes peuvent enrichir et assouplir le savoir juridique » (Ch. Atias, Philosophie du droit, PUF, coll. « Thémis », 2016, 4e éd., n° 74). En ce sens, la manière dont les citateurs successifs ont mythifié le mythe d’une « Constitution civile de la France » rappelle de manière évidente la célèbre définition de Roland Barthes selon laquelle « la meilleure arme contre le mythe, c’est peut-être de le mythifier à son tour, c’est de produire un mythe artificiel : et ce mythe reconstitué sera une véritable mythologie » (R. Barthes, Mythologies [1957], Points, coll. « Essais », 2014, p. 243).
Cet article est initialement paru dans la
Revue trimestrielle de droit civil (RTD civ. 2020, p. 563).
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